En 1971, lorsque vous retournez pour la première fois en Lituanie et filmez Reminiscence of a Journey to Lithuania, vous allez au camp d'Elmshorn où vous avez été prisonnier pendant la guerre. Que vous a inspiré l'endroit ?
Plus rien n'était là pour rappeler qu'il y avait eu ici près de mille prisonniers de guerre et travailleurs forcés. J'ai filmé d'autres camps en 1992-1993 un jour je ferai quelque chose avec ces rushes...
Contrairement aux prisonniers de guerre, qui bénéficiaient du régime de la Convention de Genève, nous, les simples prisonniers, avions très peu de droits ; nous ne pouvions pas recevoir de colis. De toute façon, personne ne recevait rien d'Union soviétique. Le rideau de fer était déjà bien là. Je ne pouvais pas correspondre avec les Lituaniens, pas plus alors que pendant les quinze années suivantes. Si les Soviétiques avaient su que j'étais à l'Ouest, mes frères auraient souffert. Jusqu'en 1969, ils ne savaient pas ce que j'étais devenu. C'était très oppressant.
Vous parlez très peu de la grande histoire, ou de politique dans Je n'avais nulle part où aller.
Pendant la guerre, c'était impossible. Mes journaux risquaient d'être lus par les Allemands. Plus tard, j'en parle plus, mais toujours du point de vue d'une personne déplacée, avec colère. L'Ouest a rendu les Etats baltes à l'Union soviétique. Nous avions le sentiment d'avoir été abandonnés à Yalta. Parmi les personnes déplacées, certaines ont alors tourné le dos à la civilisation occidentale. Si les grandes puissances peuvent s'échanger des petits pays comme des chevaux, alors quel besoin y a-t-il d'une telle civilisation ?
Pourquoi avez-vous cherché à un certain moment à gagner Israël ?
Il n'y avait pas beaucoup d'endroits où aller. Les Etats-Unis, les usines, le business, ne m'excitaient guère... Israël, un pays qui commençait, c'était comme un champ ouvert. Nous pouvions contribuer à quelque chose. Mais, n'étant pas juifs, nous n'avons pas eu de visa.
On a le sentiment que vous vouliez vraiment quitter l'Europe. Etiez-vous attiré par New York ?
Non, je gravitais plutôt autour de Paris. Quand nos papiers sont arrivés, mon frère et moi étions inscrits pour travailler sur un bateau français. Nous avons choisi les Etats-Unis dans une sorte d'indifférence. C'est seulement quand nous avons vu New York que nous n'avons plus eu de doute. Il fallait rester.
En 1971, vous retournez en Lituanie. Y avez-vous trouvé ce que vous étiez parti chercher ?
Beaucoup de choses étaient encore là. Je ne cherchais pas à filmer la réalité présente et les Soviétiques m'ont d'ailleurs accusé de ne pas montrer le progrès. Ce qui m'intéressait, c'était de filmer ma mémoire, l'endroit où j'ai grandi, les champs, les rivières... de replonger dans mon enfance.
Votre sentiment d'être "déplacé" a-t-il disparu ?
Oui et non. Je suis parti en 1944 et nous n'avons été autorisés à rentrer qu'en 1991. On plante de nouvelles racines ailleurs, mais on reste une personne déplacée. Actuellement, on m'écrit de Lituanie pour me dire de rentrer. Mais tout mon travail, tous mes amis, tout est ici. Comment puis-je partir ? Je ne peux pas trahir, tout couper ! Je suis scindé, et cela me fait souffrir. Peut-être devrais-je être là-bas ? Je sais que je serais très utile.
Vous avez longtemps affirmé que la culture était votre pays...
Mais, même cela, ce n'est plus très clair. L'idée même de culture est devenue confuse. Ces vingt dernières années, il y a eu beaucoup de débats, mais cela ne m'intéresse pas vraiment. Alors, plus humblement, j'ai élu le cinéma, les images en mouvement. Au fond, je serai toujours nomade.
L'utopie, l'achèvement d'une certaine perfection, est une chose très personnelle selon moi, possible seulement pour les individus. Ceux qui ont voulu rendre la société meilleure ont souvent cherché à le faire par la force. Il y a suffisamment d'individus dans le passé, et dans le présent, qui font de belles choses et rendent la vie meilleure. C'est là que je me situe. Du côté de John Cage, des auteurs de la Beat Generation, qui ont changé leur mode de vie et fait évoluer la façon de penser des gens, sans jamais recourir à la force. Ce sont eux les vrais politiques. Et c'est là que réside la culture.
L'idéal en culture, pour moi, se limite à des petits fragments de beauté, hérités du meilleur de l'esprit des visionnaires et des poètes. J'ai le sentiment qu'il est de mon devoir de le préserver, afin qu'il reste fécond. C'est le sens de ma nouvelle exposition à la galerie Maya Stendhal, Fragments of Paradise - à New York jusqu'au 30 avril -.
La construction patchwork du livre renvoie à la notion de montage. L'écriture, elle, renvoie à une définition que vous avez donnée du cinéma : un média où la réalité n'existe que par sa surface.
Oui, il y a ici quelque chose qui se rapporte à l'acte de filmer, qui est proche de ce que je dis dans mes scripts : "Je regarde par la fenêtre, je vois ci, je vois ça..." Mais mon style a changé depuis que je travaille en numérique. La technologie affecte les contenus et les formes.
Consacrez-vous toujours autant de temps à des activités multiples ?
Je passe plus de temps sur mes vidéos. A l'Anthology Film Archive, ma responsabilité se limite désormais à trouver de l'argent. D'abord 125 000 dollars pour réparer une fuite du toit. Ensuite, je chercherai 5 millions de dollars pour construire une bibliothèque. Nous avons la plus grande collection de matériel papier de tout le cinéma indépendant, et elle est dans des boîtes. Il faut que nous la rendions accessible ! Après, mon travail là-bas sera terminé. Je partirai pour un an dans l'Himalaya.
Propos recueillis par Isabelle Regnier pour le journal Le Monde.
Article paru dans l'édition du 13.04.05.
jeudi 31 janvier 2008
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